En annonçant samedi le transfert de son commandement central de la Turquie voisine en « zone libérée » syrienne dans le nord du pays, l’armée dit syrienne et libre fait un coup médiatique ; elle ne marque pas un tournant historique ou simplement stratégique dans la guerre qui l’oppose aux forces gouvernementales depuis un an et demi.
-Tout d’abord, il est significatif que cette annonce ait été faite par le colonel Ryad al-Asaad, premier chef historique, et autoproclamé de l’ASL, apparu sur le devant de la scène l’été 2011 et depuis mis sur la touche par un « conseil militaire » de l’ASL constitué d’une petite dizaine de généraux déserteurs. Al-Asaad, par ce communiqué abondamment répercuté en Occident, essaie à l’évidence de « reprendre la main ». Certes, le général Moustapha al-Cheikh, chef du « Conseil révolutionnaire supérieur » qui chapeaute l’ASL en concurrence avec al-Asaad, est associé à cette initiative : les chefs rivaux font « amis amis » devant les caméras, car pour eux l’heure est plus grave que ne laissent le supposer les quotidiens communiqués de victoire d la rébellion..
-Ensuite, on va se répéter, mais la vision d’une ASL unifiée, hiérarchisée et coordonnant donc à partir de son état-major de Turquie les différents groupes armés sévissant du nord au sud et de l’est à l’ouest de la Syrie, cette vision est une fiction : sans même parler des nombreux groupes d’influence salafiste-djihadiste et à fort recrutement étranger, présents notamment à Alep comme la « brigade Tawhid« , ou le « Front al-Nusra« , qui combattent au mieux « à côté » des groupes se revendiquant plus ou moins de l’ASL, nombre de combattants syriens ne reconnaissent aucune légitimité à al-Asaad ou à ses compétiteurs du conseil militaire, qu’ils considèrent, à assez juste raison, comme des planqués ambitieux et déconnectés des réalités de terrain : de cela on a lu des témoignages dans deux ou trois reportages au moins parus dans la « grande » presse, à propos des rebelles d’Alep.
-Enfin, cette arrivée d’al-Asaad et de son équipe – si elle est effective et durable – dans le nord de la Syrie ne traduit aucune évolution militaire significative : on sait bien que les différents groupes rebelles contrôlent d’assez vastes portions du territoire syrien le long de la frontière turque, grosso modo au nord d’Idleb et d’Alep. L’OSDH, à l’occasion de cet effet d’annonce d’al-Asaad, a affirmé que « près de ٨٠% des villes et villages syriens frontaliers de la Turquie échappent désormais aux troupes du régime« .
Les faux-semblants de la géographie insurrectionnelle
On retombe là sur les illusions – ou les impostures – de ce qu’on pourrait appeler la topographie ou la géographie insurrectionnelle. À partir du moment, où l’armée n’est pas – et ne peut évidemment pas être – présente dans tous les villages, et toutes les montagnes, les attachés de presse de l’ASL proclament que la région est sous leur contrôle. À ce compte-là, comme on l’a déjà écrit ici, les rebelles contrôlent effectivement toute la frontière irakienne, qui traverse un désert sans localité ni routes de quelque importance. Idem pour de qui est de la frontière avec la Turquie, qui entre le djebel kurde de Lattaquié et Jisr al-Chougour à l’ouest et, disons la ville d’al-Bab à l’est, court sur au moins 250 kilomètres dans une configuration de montagne ou de désert : il est impossible hélas à l’armée syrienne de poster des hommes en quantité minimum derrière chaque col, dans chaque village, sur chaque chemin d’une région aussi étendue et au relief aussi tourmenté.
L’ASL en situation d’insécurité au nord d’Alep et d’Idleb
Dans ces conditions géographiques, ce qui compte pour un camp comme pour l’autre, c’est de contrôler certaines villes et routes stratégiques, ou d’importance politique dans le cas d’une grande ville, certains postes frontières avec la Turquie, qui permettent de constituer des points d’appui ou d’acheminer des renforts sur tel ou tel point du front.
Prenons la région nord d’Alep : le drapeau rebelle flotte sur des petites villes – ou des quartiers de celles-ci – comme al-Bab, Azaz, Anadan, Marea, Tall-Rifat et jusqu’à Hreytane, à 4 ou 5 kilomètres des portes nord d’Alep. Mais toutes ces localités sont quotidiennement soit bombardées par air, soit disputées au sol par les soldats syriens. Et les rebelles ont échoué dans toutes leurs attaques contre les aérodromes militaires de Taftanaz (20 kilomètres au sud-ouest d’Alep) et de Menakh (35 kilomètres au nord d’Alep et donc tout près de la frontière).
Et sur la route qui court d’Alep à la frontière turque en passant par Anadan, Tall Rifat, Azaz, comme sur celle qui à l’est file vers al-Bab, les colonnes motorisées rebelles sont régulièrement mises à mal par les hélicoptères, ou les embuscades au sol de l’armée. C’est encore arrivé mercredi 19 septembre, où une quinzaine de pick-up ASL ont été détruits par l’armée sur ces deux axes. Et trois bus à l’est de Mayer dans une embuscade tendue par l’armée – or Mayer se trouve à une dizaine de kilomètres au nord de Hreytane, donc en plein territoire soi disant contrôlé par la rébellion.
Ce qui signifie que les rebelles, même dans leurs zones prétendument « libérées » ne sont en sécurité nulle part, et que notamment leurs voies de ravitaillement vers le « front d’Alep » sont partout ou presque menacées.
Même en faisant la part d’exagérations propagandistes, des dizaines de ces pick-up de la rébellion ont été détruit ces dernières semaines dans le seul secteur d’Alep : l’ASL est en situation d’insécurité dans les zones qu’elle prétend avoir « libérées »….
À l’est de ce secteur, l’armée est présente, par exemple à Manbej, petite ville située à une cinquantaine de kilomètres à l’est d’al-Bab sur la grand route n°4. On sait que l’armée a encore infligé des pertes aux insurgés à Maskana (80 kilomètres à l’est d’Alep). Et au-delà, l’ASL est contenue par les milice kurdes qui certes jouent leur carte mais se sont dans l’immédiat affrontées aux groupes rebelles ; plus à l’est encore des capitales régionales comme ar-Raqqah et al-Hassaké sont toujours contrôlées par le gouvernement. Parlons aussi des postes ou des villes frontières : au nord d’ar-Raqqah par exemple, le poste de Tall al-Abyad a effectivement été pris voici quelques jours par un groupe de combattants islamistes ; mais l’armée a aussitôt déclenché une contre-offensive, obligeant l’armée turque à déployer des troupes dans ce secteur. Au nord-ouest d’Alep, les rebelles semblent toujours tenir Bab al-Hawa, pris fin à la mi-juillet. Mais en tout ils n’auraient sous leur contrôle que trois des sept postes échelonnés d’ouest en est, sur environ 300 kilomètres de frontière : Bab al-Hawa, donc, Al-Salama et Jarubulus (sur l’Euphrate, à 100 kilomètres à vol d’oiseau à l’est d’Alep)
À l’autre extrémité (ouest) de cette frontière syro-turque, une ville comme Harem est toujours au pouvoir de l’armée, de l’aveu même des rebelles qui affirment l’ »assiéger« . Mais là encore, établir des barrages sur une ou deux routes d’accès ne signifie pas encercler durablement. Du reste, l’armée est aussi présente à Salqin, une dizaine de kilomètres au sud de Harem, où elle disputent des quartiers de la ville à l’ASL. Plus globalement, les compte-rendus de Sana l’attestent, les militaires s’ »accrochent » quotidiennement avec les insurgés au nord d’Idleb et de Jisr. Rien que ce mois, nous avons pu rendre compte d’affrontements – terrestres – à Saraqib, Harem, Maaret-Misrine, Sarjeh, Besnia, Abou al-Zouhour, petites villes ou gros villages du gouvernorat d’Idleb où l’armée soit repousse des attaques des insurgés, soit entreprend des opérations ou tend des embuscades contre eux.
Au fait, si la frontière syro-turque est globalement aux mains de la rébellion, pourquoi l’armée turque déploie-t-elle des forces en différents points de celle-ci ? Pourquoi Ankara se plaint-il assez régulièrement de tirs syriens ayant atteint des « réfugiés » sur son sol?
Un geste pour remotiver les parrains internationaux
Redisons-le, ce transfert d’un état-major sans réelle autorité dans un bout de territoire syrien traduit d’autres préoccupations que militaires. Non seulement on entretient une flamme médiatique bien vacillante mais on s’efforce de regagner l’indulgence de puissances étrangères sans doute un peu lassées de l’insuccès persistant de leurs protégés. D’ailleurs, al-Asaad l’a reconnu lui-même devant un micro de l’AFP le ٥ septembre : il avait alors déclaré que les dirigeants rebelles cherchaient à restructurer l’ALS pour tenter de convaincre une communauté internationale réticente à l’idée d’armer la rébellion « sous prétexte que (l’ASL) n’est pas une véritable institution ».
Car, comme l’écrit l‘AFP elle-même, l »’ASL, qui compte des milliers de combattants, est minée par des rivalités internes, alors que les généraux à l’extérieur et même à l’intérieur peinent à assurer la coordination avec de multiples groupuscules qui ont proliféré et revendiquent une certaine autonomie« .
Selon le colonel al-Asaad, le transfert de l’état-major ASL a été décidé après des « arrangements » avec les chefs rebelles sur place (lesquels ?), et le but est de commencer « bientôt » le plan de « libération de Damas ». Rien que ça ! On a déjà entendu ce genre de tartarinade en juillet dernier. Décidément, la « bonne nouvelle » annoncée par al-Asaad au « peuple syrien » est un nouveau leurre politico-médiatique !
Info-Syrie