Date de publication15 Oct 2011 - 9:38
Code d'article : 67084

Réveil islamique en débat : le cas de la Tunisie

Dr. Saeid Moosavi*
Agence de presse TAGHRIB (APT) Depuis le commencement des révoltes dans les pays Arabes, surtout la révolte en Tunisie suivie par celle en Égypte, les débats essayant d’analyser ces révoltes ne manquent pas. Ils se focalisent autant sur leurs natures ; démocratique, idéologique (laïque ou islamique) ou économiques et sociales tout simplement ; que sur le sens d’aboutissement systématique. Il est vrai que le commencement de ces révoltes, débutées en Tunisie en décembre 2010, fut d’une nature sociale, lorsqu’un marchand tunisien s’immole par le feu pour dénoncer la confiscation de ses marchandises par la police.
Réveil islamique en débat : le cas de la Tunisie

Dans ce pays, la révolte se généralise lorsque les habitants de Sidi Bouzid, ville du centre de la Tunisie, dénoncent à leurs tours les conditions socioéconomiques difficiles, surtout le chômage et la vie chère. Elle se généralise et se développe ensuite dans tout le pays. Ainsi, l’explication socioéconomique avait prévalu médiatiquement, surtout par les analystes occidentaux. C’est aussi le cas pour les révoltes concernant les autres pays arabes. A cette explication générale s’ajoute souvent un autre élément politique, qui est l’autoritarisme et le despotisme des dirigeants de ces pays. Sans vouloir dénier ces éléments d’analyse, pour le moins explicatifs et affirmables pour une partie des faits, il faudrait cependant songer plus minutieusement sur la vraie nature de ces révoltes, et cela par plusieurs dimensions.
En Tunisie, on le sait, un système politique républicain (présidentiel) se met en place depuis ۱۹۵۷ suite à l’abolition de la monarchie, et Habib Bourguiba, champion de la lutte anti-coloniale (française) et père fondateur de la république tunisienne, est élu le premier président tunisien le ۸ novembre ۱۹۵۹. Pourtant, l’instauration d’un régime de parti unique (Parti socialiste destourien (PSD)), pendant une vingtaine d’années ainsi que le développement d’un culte de la personnalité autour de sa personne —portant notamment le titre de « combattant suprême » — ont marqué la fin de sa présidence concluant par sa destitution, le ۷ novembre ۱۹۸۷, à l’initiative de son Premier ministre Zine el-Abidine Ben Ali, le prochain président de la Tunisie. Ainsi, les analystes ont développé deux raisons principales pour l’échec politique d’une telle personnalité qui a su marquer l’histoire contemporaine de la Tunisie : l’autoritarisme qualifié parfois par le paternaliste , la mouvance islamique, qualifiée elle aussi de l’islamisme , contre une politique de laïcisation du pays par Bourguiba, qui, selon Franck Frégosi, « pétri de positivisme, était acquis à l’idée de la prééminence de la raison sur tout autre ressort de la pensée, et notamment la religion » . Il s’agit d’un combat long qui avait été par ailleurs dirigé par Ben Ali depuis son arrivée au ministère de l’Intérieur (en ۱۹۸۶) et tout au long de son mandat du Premier ministre avant de succéder à la Présidence de la Tunisie. Le successeur de Bourguiba, Ben Ali, fut alors le chevalier d’un combat laïc contre ce qu’il considérait comme l’« islamisme ». Ainsi pour le système laïc Tunisien instauré par Bourguiba, autant que pour Ben Ali son successeur, la religion bien encadrée par l’institution politique servait avant tout à « cautionner les différentes orientations du régime », selon Frégosi. D’autant plus que le système avait mis en place un secrétariat à la religion dont « la cible du régime était bien, en fait, la maîtrise de l’initiative religieuse, plus que la religion elle-même » , comme l’a écrit Mohamed Tozy. Ainsi, les décisions politiques se basant sur soi-disant la « modernisation du système » et allant à l’encontre de l’appareil religieux en Tunisie fussent parfois très conséquentes pour le clergé musulman dans ce pays : la laïcisation de l’enseignement , remise en cause de certaines pratiques directement religieuses , l’interdiction de la polygamie, nationalisation puis la suppression de l’administration des Habous (ou waqf) furent également décidées (décrets du ۳۱ mai et ۱۸ juillet ۱۹۵۷), aboutissant à limiter considérablement les ressources financières de l’appareil religieux, désormais financièrement dépendant de l’État. Ainsi, la sécularisation du système social, politique et culturelle tunisien fut très large et la contestation religieuse fut elle aussi très importante, même si elle ne réussit pas à déstabiliser le système politique. Et pour cela deux raisons principales : la mise en œuvre d’une politique séculière par Bourguiba tout en continuant de se réclamer de l’islam ; l’importance du rôle de ce dernier dans la lutte anti-coloniale et la force de son nationalisme qui rendait la tâche de l’opposition difficile, sans oublier son despotisme politique : par exemple, lors de l’adoption du nouveau Code du statut personnel (CSP), ceux des membres du tribunal du Charâa qui dénoncèrent la réforme furent révoqués ou mis à la retraite anticipée.
Dans tous les cas, malgré le succès relatif de Bourguiba dans le procès de sécularisation du système politique, il dut toutefois affronter l’hostilité généralisée de l’ensemble des religieux dont le Grand Mufti, le cheikh Djaït. La base de la contestation religieuse et la classe respectueuse traditionnellement de la religion continue après l’arrivée au pouvoir de Ben Ali, comme la politique de sécularisation de la société tunisienne continue elle aussi sous sa gouvernance. Sous son premier mandat, le ۳ octobre ۱۹۸۹, dénonçant les tracasseries dont ils sont victimes et le non-respect des droits de l’homme, les islamistes publieront pour la première fois un communiqué réclamant la démission du ministre de l’Éducation nationale, Mohamed Chaarfi (ex-président de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme, et laïc convaincu), l’accusant de vouloir retirer du circuit éducatif des manuels d’éducation religieuse jugés contraires à l’esprit de tolérance et aux principes démocratiques. Le Président de la République apporta son soutien au ministre incriminé et multiplia les mises en garde à peine voilées à l’encontre des islamistes : « Il n’y a pas de place en Tunisie pour un parti religieux…. » . En décembre ۱۹۹۰ auront lieu surtout les premières vagues d’arrestations dans les milieux islamistes. En mars ۱۹۸۹, l’incendie des locaux du RCD à Bab Souika, avec la mort du gardien, fournira le prétexte à de nouvelles arrestations (assorties de condamnations à mort) et à la découverte d’un prétendu complot visant le chef de l’État.
Ainsi, pour Ben Ali, tout comme pour son prédécesseur la lutte politique se passait par une lutte profondément laïque et anti-cléricale (la classe religieuse) dans le but d’assumer l’exercice du pouvoir à l’occidentale : un État séculaire sans la participation politique des religieux et surtout sans limite morale. Or ce qui peut empêcher les politiques de s’éterniser dans la pouvoir ou leur profit personnel ou de leur groupe d’intérêt n’est autre que les limites morales fixées par la loi divine. C’est donc dans ce sens que les religieux qui voient la situation morale de leur société se dégrader ne peuvent rester silencieux et agissent généralement par la bonne foi et dans la bonne direction tracée par la religion. Et si ce ne sont pas les religieux qui prennent l’initiative de la lutte contre le système, le peuple prend lui-même et tout naturellement une direction défendant les valeurs morales (islamiques). Si, de ce point de vue, le cas de la Révolution islamique d’Iran de ۱۹۷۹, guidée par l’imam Khomeiny, contre un système despotique, anti-religieux et pro-occidental qui fini par l’établissement d’un système pluriel, démocratique (dans la limite de l’islam) et indépendant, présente une Révolution principalement religieuse ; guidée à la fois par les religieux et dans le but d’établir l’ordre religieux selon les règles islamiques, la Révolution tunisienne est, quant à elle, une révolution profondément morale, anti-despotique et anti néo-colonialisme (des âmes), or l’ancien régime voulait coloniser les âmes des gens pour les guider vers une direction incompatible avec l’islam. Le contrôle accru des milieux religieux, des lieux de culte, l’interdiction du voile islamique , la reprise en mains progressive de la formation des cadres religieux etc. allaient, sans doute, dans ce sens. Et dans tout ça, les pays occidentaux qui se présentent comme des défenseurs farouches des libertés des gens et de la démocratie n’ont mis en cause ni le système en matière de liberté sociale et religieuse ni en matière de démocratie, ni d’ailleurs n’essayent d’analyser ouvertement les mouvances en cours dans les pays Arabes en les abaissants à des révoltes d’une nature simplement socioéconomiques.
En réalité, le réveil islamique est en marche, non seulement parce que ce sont les musulmans des pays islamiques qui font leur Révolution, mais aussi parce que ce réveil est sans aucun doute, profondément morale et islamique. Les prières collectives des révolutionnaires dans un pays où la prière collective était interdite et dans lequel on a essayé de combattre le sentiment religieux de la société, ont un sens significatif. Le cri révolutionnaire de soif de liberté culturelle et cultuelle des tunisiens nous encourage à considérer cette Révolution comme une révolution profondément islamique. Ce réveil peut cependant se révéler insuffisant, incomplet ou inefficace s’il n’abouti pas aux libertés religieuses et la démocratie sociopolitique et culturellement pluraliste. 


*Dr. Saeid Moosavi a vécu pendant dix ans en France et a eu son doctorat de Sciences politiques de l’université Paris ۹. Il est notamment auteur de plusieurs livre et articles en Persan et en Français dont celui sur la Révolution de l’Imam Hussein (as) en français intitulé « La Passion de Hussein : Relecture d’une Révolution divine et ses conséquences universelles ». 

Références:
- Voir: « Infographie: Tunisie : retour sur un mois de révolte », LEMONDE.FR | ۱۴/۰۱/۲۰۱۱.
- Sabine Girbeau « Habib Bourguiba ou la modernité inachevée », Afrik.com, ۱۸ août ۲۰۰۳.
- Voir : François Burgat, « L’Islamisme au Maghreb », Paris, Payot, ۱۹۹۵,
- Franck Frégosi, « La régulation institutionnelle de l’islam en Tunisie : entre audace moderniste et tutelle étatique », Policy Paper n° ۱۱ - mars ۲۰۰۵.
- M. Tozy, « Islam et État au Maghreb », Monde arabe, Maghreb Machrek, octobre-décembre ۱۹۸۹, n° ۱۲۳, p. ۲۹.
- Par les décrets du ۲۹ mars ۱۹۵۶ et du ۱er octobre ۱۹۵۸, le « Combattant Suprême », commença par viser la Zitouna (célèbre université théologique de Tunis (NDLR) pour moderniser l’enseignement et s’en prendre à « un centre d’opposition politique des plus actifs », neutralisant toute velléité d’opposition du milieu religieux estudiantin.
- Par exemple : Choix du calcul astronomique pour fixer le début du jeûne, limitation des sacrifices individuels à l’occasion de l’Aïd el-Kébir, limitation du pèlerinage, etc. Pour Bourguiba, la modernisation de la société tunisienne passait par une modernisation conjointe de l’islam, moins dans son énoncé dogmatique que dans ses expressions pratiques extérieures.
- Franck Frégosi, op. cit., p. ۲۷.
- Voir notamment : « La Tunisie en guerre contre le voile islamique », Lefigaro.fr, ۲۰.۱۰.۲۰۰۶.
Cela avait été en marche via le réveil et la réorganisation de l’Université de la Zitouna (décret du ۸ mai ۱۹۹۵) en trois instituts۸۹, dont un Institut supérieur des sciences islamiques directement chargé de la formation permanente des cadres religieux et placé sous le contrôle étroit de l’administration chargée des affaires religieuses. Voir : Franck Frégosi, op. cit., p. ۲۹.

https://taghribnews.com/vdcbagb0.rhbzwpikur.html
votre nom
Votre adresse email
Security Code