Les enfants continuent de mourir, dans l’indifférence des médias
APT-Beyrouth
Quelque part dans ma maison j’ai une série d’albums photo que je consulte rarement. Je crains le flot de souvenirs cruels qui pourraient me revenir en mémoire en regardant les innombrables photos que j’ai prises lors d’un voyage en Irak.
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La plupart des photos sont celles d’enfants qui ont développé des formes rares de cancer à la suite de l’exposition à l’uranium appauvri (UA), qui a été utilisé dans la guerre menée contre l’Irak il y a deux décennies.
Je me souviens avoir visité un hôpital attaché à l’Université Al-Mustansiriya à Bagdad. L’odeur qui emplissait ses couloirs n’était pas l’odeur des médicaments, mais plutôt l’odeur de la mort. Durant le terrible embargo imposé à l’Irak, l’hôpital manquait des médicaments de base et même des produits nécessaires aux anesthésies. Les enfants étaient assis et regardaient leurs visiteurs. Certains gémissaient dans une douleur inconcevable. Les parents balançaient entre l’espoir et la futilité de cet espoir, et au moment de la prière, ils priaient avec ferveur. Un jeune médecin faisait un diagnostic sans concession : « Aucun enfant qui est entré ici n’en est jamais sorti vivant ». Le jeune journaliste que j’étais à l’époque, a diligemment pris note de ses paroles
avant de poser plus de questions. Je ne me suis peut-être pas vraiment rendu compte de ce qu’il y avait de définitif dans ce qu’il disait...
Toutes ces années après, la destruction de l’Irak continue. Le 16 août, 90 personnes ont été tuées et beaucoup d’autres ont été blessées dans des attaques à travers le pays. Des médias ont fait allusion au bain de sang (près de 200 Irakiens ont été tués ce seul mois d’août), mais sans rien expliquer. Veut-on croire que la violence en Irak a dépassé tous les niveaux de la raison ? Que les Irakiens se font sauter tout simplement parce que c’est leur destin de vivre dans la peur perpétuelle et la misère ?
Mais avant d’être tués, ces gens avaient des noms et des visages. Ces personnes étaient des individualités riches, voulant vivre dignement, avec leurs droits. Beaucoup étaient des enfants, qui ne savaient rien des différends politiques provoqués par les guerres et l’occupation américaine de l’Irak, et fomentée par ceux qui se nourrissent du sectarisme.
Nous oublions souvent cela. Ceux qui refusent de tomber dans le piège des extrêmes politiques ont toujours tendance à traiter et accepter la violence d’une manière ou d’une autre. Nous nous accoutumons avec la tragédie, avec la conviction que les bombes explosent de façon aléatoire et que les survivants ne peuvent être aidés. Nous acceptons en quelque sorte l’idée que les réfugiés ne peuvent pas être rapatriés et que ceux qui ont faim ne peuvent être nourris.
Cette vision étrange des choses est la plus apparente dans le cas du Soudan. Dans l’état du Nil supérieur, des gens meurent d’épuisement avant d’atteindre les camps de réfugiés de Batil [Soudan du sud]. Certains marchent pendant des semaines entre le Kordofan du sud et le Nil, cherchant un répit et une chance de survie. Ceux qui endurent le voyage - contraints par les combats entre l’armée soudanaise et les groupes rebelles - peuvent ne pas survivre à la dureté de la vie qui les attend dans le camp de Batil. La BBC a rapporté le 17 août, citant Médecins Sans Frontières, que « les gens meurent en grand nombre dans un camp de réfugiés au Sud-Soudan. »
Je suis quasiment tombé par hasard sur la « catastrophe humanitaire » dans Batil (telle que décrite par la coordinatrice médicale de MSF, Helen Patterson), tandis que je lisais des rapports sur la détérioration de la situation dans certains camps de réfugiés du Darfour. Batil accueille aujourd’hui près de 100 000 des 170 000 réfugiés estimés et ayant récemment fui leurs maisons. Selon l’organisation médicale, 28% des enfants souffrent de malnutrition et le taux de mortalité est deux fois celui du seuil d’urgence toléré.
Le Darfour est, bien sûr, une plaie ouverte et infectée. Beaucoup de réfugiés se trouvent constamment déplacés d’un endroit à l’autre, comme ce fut le cas au début du mois. Les fonctionnaires de l’ONU disent que « la totalité » des 25 000 personnes de l’unique camp de réfugiés de Kassab, était à nouveau en fuite après que des groupes armés se sont affrontés avec les forces gouvernementales. Ils se sont installés dans un autre « refuge » à proximité, la ville de Kutum. Selon la Mission de l’Union africaine-Nations Unies au Darfour (MINUAD), le nouveau prétendu refuge « manque d’eau, de nourriture et d’assainissement » (CNN, août 9).
Depuis lors, ces évènements sont un peu en retrait. Non pas parce que les réfugiés qui fuient sont dans une meilleure situation, mais parce que c’est toute l’attention que 25 000 réfugiés peuvent attendre d’un monde médiatique inondé de nouvelles à propos de politiciens à double face et de scandales de célébrités. Il faudra « une célébrité faiseuse de paix » pour que le camp de Batil ou de Kassab fasse à nouveau les titres pour un jour ou deux, et certainement rien de moins qu’un nombre important de décès pour que les réfugiés apparaissent dans les nouvelles du jour.
Cela dit, aucun VIP en quête de publicité est susceptible de s’aventurer au Mali de sitôt. Alors que la crise humanitaire en Afrique de l’Ouest atteint des niveaux effrayants, les médias continuent à traiter le conflit au Mali du point de vue des intérêts occidentaux menacés par les rebelles, les coups d’État et les djihadistes. Alors que peu de monde s’interroge sur la complicité occidentale dans ce chaos, 435 000 réfugiés inondent les pays voisins. C’est l’estimation la plus récente faite par l’Office des Nations Unies pour la Coordination des Affaires Humanitaires, le ١٦ août, mais le fait est ignoré par la plupart des médias.
Le Programme alimentaire mondial estime que la crise alimentaire est dévastatrice - et pas seulement pour les réfugiés terrorisés, mais aussi pour des millions dans le pays. Les enfants maliens sont, bien sûr, les premières victimes. Ils sont entraînés, impuissants, à travers des déserts sans fin. Quand ils meurent, ils ne font que laisser une marque, hélas sans valeur, pour une nouvelle estimation statistique.
Toutefois, c’est ici que l’on peut trouver la morale de l’histoire. Chaque Malien, Soudanais, Irakien, Syrien, Palestinien, Yémenite ou enfant Rohingya importe immensément à ceux qui l’entourent. Sa vie - ou sa mort - peut facilement servir à fortifier un argument politique, produire un bon reportage du National Geographic ou une photo sur Facebook avec de nombreuses « je partage » et « j’aime ». Mais pour les parents, les familles, les amis et tous les proches, les enfants sont au centre de leur univers bien que d’apparence pauvre et misérable. Ainsi, lorsque l’UNICEF ou l’UNRWA se plaint d’un manque de fonds, cela signifie en réalité que des milliers de gens innocents vont inutilement souffrir et que les centres d’une multitude d’univers vont imploser, remplaçant l’espoir par un désespoir sans fond et souvent par de la rage.
Il peut être utile de prendre du recul pour expliquer des questions politiques complexes et de violents conflits. Mais ces conflits qui durent ne rendent pas la vie humaine moins précieuse, ni ne font des enfants des êtres moins innocents. C’est une véritable tragédie de voir les Irakiens défiler constamment pour enterrer leurs proches, ou de voir les Soudanais dans une quête permanente d’un endroit où préserver leur vie. Mais c’est une grande tragédie aussi que nous soyons tellement habitués au drame de la violence humaine que nous acceptions l’idée que des enfants soient en train de traverser le Sahara à la recherche d’une gorgée d’eau.